Anna Gosteli: « Je ne sais jamais où les choses vont m’entraîner »

Série de portraits «Get Going!» 2019 

Anna Gosteli ⎪ Photo ©Manuel Vescoli



En dépit d’une formation de haut niveau et de succès commerciaux au sein de plusieurs groupes, Anna Gosteli a trop souvent brillé à l’arrière-plan. Aujourd’hui, à 35 ans, la Soleuroise s’émancipe et trouve son identité musicale trop longtemps recherchée dans la somme de ses nombreuses expériences. La contribution à la création «Get Going!» 2019 lui assure l’indépendance financière nécessaire pour cela.

Des pièces de puzzle comme des cailloux de mosaïque qui scintillent, éparpillés, dans toutes les teintes possibles. Et pourtant: aucune image d’ensemble ne se dégage. Pour que le tableau achevé ait une véritable identité, il manque le juste ordonnancement, le bon déroulé. «Un peu de tout, mais rien à fond»: tel est l’état dans lequel se trouvait Anna Gosteli, d’après ses propres dires, pendant des années. Et ce, bien que l’on puisse voir et entendre les différentes pièces du puzzle: sept ans de leçons de piano, puis de clarinette, puis un chœur à l’école. Chez elle, dans le Vorarlberg autrichien, sa mère joue de la guitare et son père du saxophone. «Enfant déjà, j’écoutais tous les styles possibles, des chansons indémodables et des tubes. À la maison, nous avions toujours un instrument sous la main pour faire de la musique.»

À 14 ans, Anna Gosteli déménage en Suisse. C’est un nouveau caillou pour sa mosaïque, auquel viendront régulièrement s’ajouter de nouveaux. À 21 ans, elle devient membre du collectif d’art pop bâlois The bianca Story. Rien ne semble faire obstacle à une fulgurante carrière. Spectacles à l’opéra allemand de Berlin, enregistrements aux studios Abbey Road à Londres, et pourtant: «J’étais la petite souris du groupe au début», raconte la musicienne d’aujourd’hui 35 ans, avant d’ajouter: «C’était un sentiment tout à fait personnel, et qui ne tenait pas à mes collègues masculins, qui m’ont toujours traitée comme un membre à part entière.» Chanteuse extrêmement talentueuse, Anna Gosteli reste cependant toujours la deuxième voix malgré le succès international. Ajoutons à cela une certaine timidité, et cette situation lui laisse le sentiment qu’elle pourrait aller plus loin.

Son émancipation commence quand elle se met à fréquenter de l’école de jazz de Bâle. Elle apprend la composition avec Hans Feigenwinter, le chant avec Lisette Spinnler et les harmonies avec Lester Menezes. Elle en rit aujourd’hui, mais «à l’époque, je pleurais quand Lester me disait une fois encore, énervé, que ce que je faisais était ennuyeux. Je chantais trop bien.» Finalement, cet amour-haine se révèle un moteur important pour sortir des rôles assignés et écouter sa voix intérieure. Lentement mais sûrement, les pièces du puzzle récoltées pendant des années semblent s’assembler. La certitude grandit que là derrière, peut-être, se cache un grand tableau dont tous les morceaux concorderaient.

Anna Gosteli fonde Chiqanne avec Fabian Chiquet, de The bianca Story. Ensemble, ils créent des chansons pop formidables et profondes. «D’un seul coup, je me suis mise à écrire des textes en allemand et à me tenir sur le devant de la scène.» Mais l’étape décisive de l’assemblage du puzzle n’arrive qu’avec «Dr Schnuu und sini Tierli» et sa collection de chansons pour les enfants et, c’est important, aussi pour leurs parents. Cela n’était pas prévu, comme tant d’événements sur son riche parcours. «Je ne sais jamais où les choses vont m’entraîner. Mais c’est aussi une sorte de concept», sourit-elle.

C’était à Noël, et alors jeune mère d’un fils qui a aujourd’hui six ans, Anna Gosteli avait besoin d’un cadeau pour les enfants de ses amis. «Et parce que je manquais terriblement d’argent à cette époque, j’ai décidé d’écrire une chanson et d’offrir à chacun un couplet.» À la chanson sur les volatiles suit celle sur un castor, qu’elle offre au compositeur de musique de films Biber Gullatz (en allemand, «Biber» signifie castor), avec qui elle travaille souvent à l’adaptation musicale de téléfilms, pour le remercier de l’avoir hébergée à Berlin. «C’est à ce moment-là que j’ai eu l’idée d’écrire une série de chansons pour les enfants.»

Ce sont ces chansons-là, qui englobent déjà presque toute la somme des expériences musicales que l’artiste a engrangées pendant sa carrière, qui lui montrent que le puzzle va devenir un tableau brillant. Avec beaucoup d’espièglerie, mais aussi une profondeur psychologique étonnante, ces morceaux prouvent l’étendue du talent de la parolière qu’elle est, tandis que la musique – jouée sur scène avec la guitariste Martina Stutz – reflète son voyage à travers les styles, des chansons indémodables au jazz en passant par les tubes et la pop.

«En ce moment, je fourmille d’idées», dit la musicienne, qui donne des cours de chant au Guggenheim à Liestal et codirige, avec Evelinn Trouble, le «Female Bandworkshop» d’«helvetiarockt». Enfin, au sein du nouveau groupe Kid Empress, elle s’apprête à présent à parachever son puzzle. «J’ai enfin trouvé trois âmes sœurs dans la musique, relate Anna Gosteli. Nous prenons les décisions ensemble, et ce sans devoir faire de compromis.» 

Le «Schnuu» et le son de Kid Empress, influencé par différents styles, montrent déjà bien que le «un peu de tout, mais rien à fond» du début prend les contours d’une véritable identité. «La contribution «Get Going!» me donne, exactement au moment où j’en ai besoin, le coup de pouce financier nécessaire pour pouvoir me lancer dans ces nouvelles aventures créatives.» Et à nouveau, un sourire lumineux s’affiche sur son visage.

Rudolf Amstutz

Portrait arttv
–––––––––––––––––––

ANNA GOSTELI

10.08.2020

Bertrand Denzler: Arpenteur et explorateur d’espaces sonores

Série de portraits «Get Going!» 2018

Bertrand Denzler ⎪ Photo ⓒDimitry Shubin



Le saxophoniste Bertrand Denzler, qui se meut à l’intersection de l’improvisation et de la composition, recherche constamment de nouvelles possibilités d’expression. Ce Genevois de 55 ans établi à Paris entend à présent repousser les frontières de son dialogue avec d’autres artistes dans le cadre d’une «résidence en mouvement». La FONDATION SUISA soutient financièrement ce projet par une contribution «Get Going!».

S’il fallait décrire le travail artistique de Bertrand Denzler en trois mots, ce serait infatigable, polymorphe et entreprenant. Jeter un coup d’œil à son site Internet, c’est tout d’abord être abasourdi par la foison de projets et de formations qui y sont répertoriés. Bertrand Denzler s’en amuse: «Entre-temps, j’ai mis un peu d’ordre là-dedans.» Et, en effet, tout prend sens au second regard. S’immerger ensuite dans ses sons écoutables en ligne, c’est prendre le risque d’être happé par la vision artistique de Bertrand Denzler. Ses sculptures sonores finement équilibrées semblent annoncer au premier abord une simplicité accueillante. Mais au second plan se dissimule une complexité presque hypnotique au redoutable pouvoir d’attraction. 

«Dans mes compositions, je m’intéresse principalement non à la forme narrative, mais à la structure interne. C’est pourquoi mes morceaux paraissent relativement simples, bien qu’ils ne soient pas faciles à jouer. Le musicien ne doit pas être distrait par trop d’idées, il doit pouvoir se concentrer pleinement sur le son et sa précision», précise l’artiste.

Bertrand Denzler utilise le terme «espace» pour décrire ses compositions, elles-mêmes comparées à des processus. La plupart de ses morceaux ne reposent pas sur une notation traditionnelle mais sont définis par leur structure. «Je veux que le musicien s’implique, qu’il doive réfléchir», souligne Bertrand Denzler. Et d’ajouter: «Souvent, je fixe seulement la structure temporelle, pas le rythme. Les règles que je prédéfinis laissent toujours ouvertes un grand nombre de possibilités.»

Bertrand Denzler arpente et explore ces espaces sonores avec des formations très diverses, dont le Trio Sowari, Hubbub, Denzler-Gerbal-Dörner, The Seen, Onceim ou encore Denzler-Grip-Johansson. En parallèle, il s’adonne régulièrement à l’improvisation, se produisant en tant que musicien invité dans des groupes tels que le Šalter Ensemble international de Jonas Kocher, en duo avec Hans Koch ou tout simplement en solo.

Bertrand Denzler estime que son parcours est assez typique pour un musicien européen de sa génération. Il a commencé par la musique classique, tout en écoutant de la pop et du rock. Sa soif absolue de connaissance l’a cependant amené à s’intéresser très tôt aussi aux manières les plus diverses de faire de la musique en ce monde. «Et un jour, raconte-t-il, le jazz est devenu mon activité principale. Car l’improvisation, autrement dit la concrétisation de la pensée en temps réel, me fascinait.»

La musique libre a ensuite pris le relais, même si le saxophoniste est aujourd’hui encore impressionné et probablement toujours influencé par la philosophie et l’approche de l’improvisation de pointures comme Albert Ayler et John Coltrane. Contrairement à bon nombre d’improvisateurs qui, une fois qu’ils ont tourné le dos à la composition, n’y reviennent jamais, Bertrand Denzler a découvert un espace propre dont l’architecture, se nourrissant à la fois de l’improvisation et de la composition, peut se réinventer en permanence. «Au cours des dix dernières années, le sentiment que j’improvisais toujours dans le même système a commencé à s’immiscer en moi. J’ai soudain eu besoin de créer à nouveau des structures à l’intérieur de ma musique.»

La vision artistique de Bertrand Denzler consiste en une sorte d’exploration, et pas seulement au sens figuré, car le saxophoniste souhaite emmener cet «espace» dans différents lieux géographiques, sous la forme d’une «résidence en mouvement», pour y rencontrer d’autres musiciennes et musiciens et créer avec eux des musiques nouvelles. L’idée n’avait pas abouti jusqu’ici, d’une part pour des raisons financières, d’autre part parce qu’un projet aussi ouvert ne correspond pas aux critères de la politique d’encouragement traditionnelle. Le coup de pouce financier versé par la FONDATION SUISA sous la forme d’un fonds Get Going! rend à présent sa réalisation possible: «Ce soutien me permet de suivre ma créativité, plutôt qu’une condition prédéfinie», souligne Bertrand Denzler. «C’est comme si cette contribution à la création avait été inventée pour moi», précise le musicien, ravi. Il est vrai qu’elle ressemble un peu, par sa définition, à une composition de Bertrand Denzler, dans laquelle les structures définies par l’auteur laissent ouvertes des possibilités insoupçonnées…

Rudolf Amstutz

bertranddenzler.com

Portrait arttv
–––––––––––––––––––

BERTRAND DENZLER

07.05.2019

BERTRAND DENZLER
Portrait vidéo arttv
07.05.2019

Beat Gysin ⎪ «Get Going!» 2018

Série de portraits «Get Going!» 2018

Beat Gysin ⎪ Photo ©Roland Schmid



Beat Gysin: Jouer avec l’espace et dans l’espace

Le lieu, le temps et l’espace jouent un rôle central dans le travail du compositeur Beat Gysin. Dans son œuvre en six parties intitulée «Leichtbautenreihe», il conçoit des lieux particuliers dans le but de confronter le public à des expériences sonores et spatiales changeantes. La deuxième partie de son ambitieux projet verra le jour dès 2021. La FONDATION SUISA le soutient financièrement par une contribution «Get Going!».

La chimie et la musique ont-elles quelque chose en commun? Si l’on est tenté de répondre «non» de prime abord, le parcours de Beat Gysin dément pourtant cet a priori. Né au sein d’une famille de musiciens, Beat Gysin décide d’étudier la chimie en plus de la composition et de la théorie musicale. L’approche scientifique et l’évaluation empirique d’une approche expérimentale sont pour lui tout aussi importantes que l’élément musical. «Mon but en tant que musicien n’a jamais été de devenir célèbre mais de trouver des réponses avec et dans la musique», explique le Bâlois de 50 ans.

La liste de ses œuvres est impressionnante. Mais plus époustouflante encore est la manière dont il présente ses compositions au public. Beat Gysin se tient invariablement à distance de la reproduction et du son en boîte. Le lieu, le temps et surtout l’espace sont des éléments incontournables de ses performances. À cet égard, Beat Gysin n’est pas «que» compositeur et musicien, et l’on se doit de convoquer des termes comme «chercheur», «architecte», «passeur» et «philosophe» pour appréhender son univers.

«Mon approche est philosophique, en effet, acquiesce-t-il. Je m’intéresse à la perception, et je constate que la musique, dans toute sa réception, est privée de sa dimension spatiale.» Selon Beat Gysin, on sépare aujourd’hui totalement la musique de son exécution. L’artiste attire ainsi l’attention sur un point central de son travail: l’interaction systématique entre l’espace et le son. «Sortir mes morceaux de leur espace reviendrait à transformer une œuvre orchestrale en partition de piano. On reconnaîtrait les notes, certes, mais on n’entendrait pas l’orchestre.»

Avec une rigueur, une méticulosité et une soif d’expérimentation remarquables, Beat Gysin ne cesse à travers ses nombreux projets d’explorer l’interaction complexe entre l’espace, le son et la perception de la musique qui en découle. Le lieu du concert devient une partie intégrante de l’œuvre d’art. Celle-ci offre ainsi au public une expérience sensorielle totalement inédite par laquelle le musicien communique à chaque fois de nouvelles idées, qui donneront à leur tour naissance à de nouvelles approches et de nouveaux projets. «Je veux explorer. Et inventer», explique le compositeur, un tant soit peu laconique. Il n’est d’ailleurs pas obligatoirement au centre de l’attention. Il ne joue souvent qu’un rôle de directeur conceptuel. Pour favoriser les échanges, il a fondé le studio-klangraum ainsi que le festival ZeitRäume à Bâle.

Que ce soit dans des églises dotées chacune de propriétés acoustiques propres, dans des usines hydrauliques vides avec un écho pouvant durer jusqu’à 30 secondes ou encore dans des mines désaffectées où règne un silence presque parfait, Beat Gysin déniche toujours de nouveaux espaces à cartographier au moyen du son. Et lorsque l’espace naturel ne suffit pas, le musicien le construit. Son œuvre en six parties, la «Leichtbautenreihe», est l’une des œuvres centrales de Beat Gysin non seulement en raison du travail qu’elle représente, mais aussi parce qu’elle est une suite logique de celui-ci, le musicien y créant des espaces transportables. Il s’agit de six concepts spatiaux abstraits prenant la forme d’architectures pavillonnaires qui offrent des conditions d’écoute inhabituelles et permettent donc une perception inédite de la musique. «Chronos» était constituée d’une scène tournante ressemblant à un carrousel. Pour «Gitter», les musiciens étaient disposés de manière «sphérique» autour du public. Dans «Haus», les auditeurs se promenaient dans des maisons à la découverte d’espaces sonores. Et dans «Rohre», qui sera présentée prochainement (la première aura lieu en septembre 2019 dans le cadre du festival ZeitRäume, dans la cour intérieure du Kunstmuseum de Bâle), le public et les musiciens se rencontreront, au sens propre du terme, dans des tuyaux géants.

«Pour les deux dernières parties, prévues à compter de 2023, j’ai l’intention de me servir de dispositifs mobiles et d’explorer leur impact sur l’écoute. Dans l’un des deux projets, les musiciens et le public seront assis sur de petits chariots constamment en mouvement et redéfiniront ainsi l’espace en permanence. Et dans le dernier volet, il y aura un espace suspendu qui, comme un ballon, implosera régulièrement et se regonflera», précise Beat Gysin. Des projets aussi ambitieux ne sont pas faciles à financer pour un artiste. «Le besoin se fait sentir dès l’étape de la conception, car celle-ci est coûteuse», reconnaît Beat Gysin, qui ajoute: «La contribution «Get Going!» de la FONDATION SUISA constitue une réponse idéale à ce problème, car elle finance pour ainsi dire des pré-projets. Ce type d’aide n’existait pas jusqu’ici sous cette forme.»

À l’ère de la «festivalisation de la culture», où les experts en marketing accordent plus d’importance à la forme qu’au contenu, la «Leichtbautenreihe» incarne aussi une forme de résistance artistique. «L’avantage est qu’en tant qu’artiste, je conçois l’événement dans sa globalité», explique Beat Gysin, avant d’ajouter: «Dans ce monde de sollicitations tous azimuts, tout musicien se doit aujourd’hui de veiller à ancrer la musique dans l’espace, car elle ne peut plus être comprise hors de son contexte.»

Rudolf Amstutz


beatgysin.ch

Portrait arttv
–––––––––––––––––––

BEAT GYSIN

16.09.2019

Michael Künstle: «Orchestral Spaces», ou quand la musique devient perceptible spatialement

Série de portraits «Get Going!» 2018

Michael Künstle ⎪ Photo ⓒZakvan Biljon



Dans son travail, le compositeur Michael Künstle s’intéresse à l’interaction entre la dramaturgie sonore et les sons dramaturgiques. À présent, le Bâlois de 27 ans entend franchir une étape supplémentaire dans sa recherche pour permettre aux auditrices et auditeurs de percevoir spatialement le son d’un orchestre. La FONDATION SUISA soutient financièrement ce projet par une contribution «Get Going!».

Lorsque Michael Künstle a remporté la première Compétition Internationale de Musique de Film au Zurich Film Festival en 2012, ce fut une surprise totale pour le jeune homme alors âgé de seulement 21 ans. «Je venais de commencer mes études, raconte-t-il aujourd’hui. Je ne comprends que maintenant l’importance de ce prix qui fut une sorte d’étincelle initiale, notamment parce qu’il récompense des compétences et ne peut être retiré à personne.» 

Michael Künstle était en lice avec 144 autres compétitrices et compétiteurs de 27 pays, qui devaient tous réaliser le même exercice: mettre en musique le court-métrage d’animation «Evermore» de Philip Hofmänner. Quand on visionne le film aujourd’hui, on devine aisément ce qui a impressionné le jury: Michael Künstle a concocté des sons subtils, entièrement au service du récit. 

Le musicien explique sa fascination pour le genre: «Ce qu’il y a de bien avec la musique de film, c’est qu’elle est le fruit d’un échange nourri avec d’autres personnes.» Un film est le résultat de la collaboration de très nombreux individus, et il faut tenir compte de tous les aspects: le cadrage, la couleur, la mise en scène. Au cinéma, le plus gros challenge est de faire dire à la musique des choses qui n’ont encore été racontées ni en images, ni en paroles, mais qui sont essentielles pour mener le récit à son terme.» 

«Glow» de Gabriel Baur, «Impairs et fils» de Jeshua Dreyfus, «Cadavre Exquis» de Viola von Scarpatetti: la liste des films dont Michael Künstle a signé la bande-son ne cesse de s’allonger. L’enthousiasme avec lequel le musicien communique son savoir et sa soif de connaissance est contagieux, notamment quand il évoque les grands noms du métier: le savoir-faire en matière de composition d’un Bernard Herrmann, par exemple, ou le talent incomparable de John Williams, «dont les pièces, sans visuel, sonnent clairement comme des œuvres orchestrales alors qu’elles collent parfaitement à ce qui se passe à l’écran. C’est incroyablement difficile à fabriquer, car la musique symphonique autorise d’ordinaire des structures narratives plus denses qu’un film.»

Et bien que Michael Künstle établisse une distinction claire, dans son travail, entre la musique de concert et la musique de film, il concède «qu’on ne peut totalement oublier la première lorsqu’on œuvre à la deuxième.» Le musicien a d’ailleurs repris des éléments créés avec la réalisatrice Gabriel Baur pour le film «Glow» dans sa pièce «Résonance», présentée en 2016 par le Trio Eclipse. Mais il précise que dans sa musique de concert, il est principalement question de formes de composition et d’idées structurelles qu’on ne peut pas utiliser au cinéma. 

L’idée du projet actuellement cofinancé par la FONDATION SUISA dans le cadre de «Get Going!» est née d’un autre aspect majeur du travail de Michael Künstle. Le musicien souligne qu’il poursuit une philosophie du «vrai» et qu’il recherche notamment le rendu le plus exact possible d’un concert à l’aide de la technique d’enregistrement la plus moderne. Avec son partenaire de travail Daniel Dettwiler, propriétaire du studio «Idee und Klang» à Bâle, qui développe depuis des années de nouveaux procédés d’enregistrement, Michael Künstle a pour objectif de créer une composition spatiale qui donnerait lieu à une perception auditive complètement inédite. 

Il décrit son point de départ ainsi: «Dans la musique contemporaine, on sculpte fréquemment l’espace avec d’autres éléments de la composition, comme le motif ou le rythme, mais cet aspect essentiel se perd souvent à l’enregistrement. Je souhaite que l’espace tridimensionnel créé par l’orchestre pendant la prise de son soit ensuite perceptible avec un casque sur les oreilles, comme si l’on pouvait littéralement toucher la musique.» Longtemps, cette recherche et, d’une certaine manière, la conquête de ces «Orchestral Spaces» sont restées à l’état de projet pour Michael Künstle parce que, dit-il, «on ne peut les mettre en œuvre que dans un studio qui possède le meilleur des sons et avec les micros les plus performants qui soient.» Grâce à «Get Going!», cette nouvelle étape de sa révolution audiophile devient à présent réalité, et ce dans les vénérables studios Abbey Road à Londres, avec un orchestre de 80 musiciennes et musiciens. Michael Künstle compose pour ce faire une pièce dans laquelle l’espace physique de l’enregistrement joue un rôle primordial. «J’ai l’intention d’inverser le processus de composition, explique le musicien, comme dans la musique de film: là aussi, on part d’abord de ce qu’on entend.» Ainsi, la boucle sera bouclée.

Rudolf Amstutz


michaelkuenstle.ch

Portrait arttv
–––––––––––––––––––

MICHAEL KÜNSTLE

10.09.2019

Eclecta: Du plaisir sans fin d’expérimenter

Série de portraits «Get Going!» 2018

Eclecta ⎪ Photo ©Andrea Ebener



Le duo Eclecta, composé d’Andrina Bollinger et Marena Whitcher, qui vivent à Zurich et à Winterthour, réalise des expérimentations sonores ne répondant à aucune définition usuelle, et recherche l’échange interdisciplinaire avec d’autres formes d’art. La FONDATION SUISA soutient financièrement ce projet par une contribution «Get Going!».

Là où les définitions verbales des différents arts implosent, là où les catégorisations stylistiques font figure de reliques des temps passés, là où tout peut prendre son envol pour se muer en motifs toujours renouvelés: c’est là, précisément, que le duo Eclecta se sent chez lui. Eclecta, ce sont Andrina Bollinger et Marena Whitcher, deux solistes multi-instrumentistes et chanteuses, qui se décrivent à l’unisson comme «simplement curieuses». La description est bien modeste. Ce qui les pousse toutes deux à avancer est le plaisir pur d’expérimenter. À bientôt trente ans, si les deux artistes n’ont rien perdu de leur capacité d’émerveillement enfantine, elles savent y associer une réflexion mature et parviennent toujours à intégrer de nouveaux éléments à leur art tout en veillant à ce qu’il reste homogène.

Andrina Bollinger et Marena Whitcher ont fait connaissance à l’école de jazz; en réalité, il s’agissait de retrouvailles. «Nous nous étions rencontrées au Circolino Pipistrello lorsque nous étions enfants», raconte la première. Et la seconde d’ajouter en riant: «Mais nous ne nous en sommes rendu compte que plus tard.» On n’échappe pas à son destin, et ce qui devait arriver arriva: «Un jour, Marena a été appelée pour donner un concert en solo, mais elle avait trop peu de matière pour se produire seule sur scène. Elle m’a donc invitée à la rejoindre. Nous avons mis nos chansons en commun, c’est ainsi que tout a commencé», relate Andrina Bollinger.

En 2016, leur premier album se nomme «A Symmetry», et le jeu de mots du titre n’est pas que programmatique, les deux femmes étant farouchement indépendantes de nature et dans leur art, et suivant chacune leur propre voie à travers de multiples collaborations et représentations en solo. «Dès le début, nous avons joué avec la juxtaposition de deux personnalités complètement dissemblables. Eclecta se nourrit de cette dualité, de cette asymétrie, mais en même temps, nous avons la faculté de nous fondre l’une dans l’autre», expliquent Marena Whitcher et Andrina Bollinger. «Nous pouvons nous accorder vocalement de manière à ce qu’il soit presque impossible de nous distinguer. Le titre de l’album reflète ce jeu permanent entre symétrie et asymétrie.»

Ces quinze chansons, qui, comme dit plus haut, échappent à toute catégorisation et cartographient consciemment les interstices stylistiques propices à l’expérimentation, forment à l’arrivée un kaléidoscope chatoyant d’euphorie et de mélancolie, de plaisir et de réflexion. «A Symmetry» a beau impressionner toujours autant à l’écoute, trois ans après sa parution, et révéler sans cesse des détails neufs, pour ses créatrices, ce disque ne représente aujourd’hui plus qu’un instantané de leur processus artistique. «Sur notre prochain album, qui paraîtra probablement début 2020, nous voulons aller plus loin encore dans ce jeu, de manière à ce que tout s’engrène et s’imbrique encore davantage.»

À quel genre de sons nos oreilles doivent-elles s’attendre? «C’est encore un secret pour l’instant», répondent les deux jeunes femmes, taquines. Pour ce qui est de leurs influences, elles vont des sujets sociétaux à la philosophie en passant par la peinture, le théâtre, la performance artistique et la littérature. Marena Whitcher, qui a des origines américaines de par son père, adore les surréalistes, et pose dans ses concerts des questions comme «Qu’est-ce qu’un monstre aujourd’hui, et pourquoi en avons-nous besoin?» ou «Avoir des problèmes de luxe et faire de l’art: est-ce compatible?». Andrina Bollinger aussi a à cœur d’intégrer l’actualité politique et sociétale dans son travail. Elle aborde des thèmes comme le changement climatique, la liberté d’opinion ou encore la numérisation, et recherche des lieux où nous échappons au contrôle des chiffres et des codes. Elle vit entre Zurich, Berlin et l’Engadine où elle a ses racines, et tente de capturer les sons de ces différents lieux avec un enregistreur à zoom parce que, dit-elle, «l’endroit où l’on se trouve est décisif lorsqu’on crée».

La scène est aussi l’un de leurs terrains de jeu créatif. Avec des instruments et des costumes qu’elles fabriquent elles-mêmes, les deux artistes font d’une représentation une sorte d’œuvre d’art totale. Elles souhaitent également utiliser davantage à l’avenir la vidéo pour rendre leur musique visible. Mais ce n’est là qu’une des mille et une idées qui agitent les deux artistes. En fin de compte, Eclecta entend aussi lutter contre une certaine tendance actuelle: «Dans notre société individualiste, chacun ne se préoccupe plus que de lui-même, sans jamais tourner son regard vers l’extérieur. Pourtant l’interaction sociale est un besoin ancestral de l’être humain», souligne Marena Whitcher, et Andrina Bollinger ajoute: «Je considère que l’une de nos missions est de proposer à travers notre art une réflexion sur le monde, une autre manière de penser.»

La contribution «Get Going!» de la FONDATION SUISA représente à leurs yeux une libération extrême. «Elle nous offre quelque chose de précieux: du temps», explique Andrina Bollinger. «Exactement, confirme Marena Whitcher, car d’ordinaire nous ne sommes pas payées pour le nombre incroyable d’heures que nous investissons pour explorer des thèmes, effectuer des recherches et écrire des chansons.» Vu comme cela, le duo Eclecta constitue pour ainsi dire le bénéficiaire idéal de ce type d’encouragement, car les deux jeunes femmes défrichent des terres encore vierges. Désormais, elles ne courent plus le risque de se retrouver seules dans le désert avec leur soif d’expérimentation.

Rudolf Amstutz


eclecta.ch

Portrait arttv
–––––––––––––––––––

ECLECTA

10.09.2019